Chez Mme. Irma

« - Pourquoi moi ? »

James fit les gros yeux, surpris que sa camarade prenne soudain autant d'initiatives. Sa curiosité la poussait plus qu'il ne pouvait l'imaginer avant d'arriver dans ces lieux.

La devineresse rit légèrement.

- Ton amie est ce qu’on appelle une sceptique.

Elle claqua des doigts, et dans sa main apparu un mystérieux paquet violet, semblant produire une étrange lumière…

- La galanterie ne te sera d’aucune aide jeune homme, je crois que tu vas devoir y passer…

Elle semblait très amusée par la situation.

Irma jeta un regard à James, sibyllin ; peut-être n’avait-il pas compris? Elle lui glissa le paquet sur la table.

- Ouvre le paquet, et dispose-donc les cartes sur la table, face cachée, en un cercle concentrique, et essaye de les imprégner de ton essence. Mais je tiens à te prévenir, tes lourds secrets risquent d’être révélés… Es-tu à l’aise avec cette idée? De faire cela devant ton amie? Si non, je ne te force pas la main…

Le paquet que tiendrait James était violet, étonnamment lourd et chaud. A son dessus semblait être damasquinés en fils d’or d’étranges gravures aux représentations mystérieuses.

Cela faisait plusieurs secondes que James hésitait, fixant la clairvoyante comme s'il en jugeait l'authenticité. Mais plus il la regardait, et plus il avait l'impression d'avoir affaire à une professionnelle. Il soupira longuement. Comment cette femme pouvait prétendre connaître ses secrets ? Ou allait-elle les deviner ? C'était impossible, pensait-il, trop orgueilleux pour laisser sa prudence lui dicter ses choix. Courageux comme à son habitude, sa main gantée s'élança alors, piochant la première carte alors que ses yeux étaient encore encrés sur la divinatrice.

Concentré sur la tâche, et tout aussi curieux que la serdaigle, l'adolescent forma le cercle quémandé par la dame. Inconsciemment, les souvenirs liés à ses secrets les plus enfouis étaient remontés en lui, mais son esprit les chassa bien vite et James s'efforça de sourire. L'enfant qu'il était encore ne souhaitait pas paraître faible devant des femmes.

« - Oui, c'est bon. » conclut-il, laissant la main libre à son interlocutrice pour continuer.

James disposa 22 cartes, bleuâtres, qui au dos avaient les mêmes gravures que le paquet. La devineresse tendit alors ses deux mains vers le vert.

- Prends mes mains.

L'écossais déglutit, les yeux plongés dans ceux d'Irma, puis lui confia ses mains gantées. Il vint alors saisir celles de la voyante, comme demandé.

La dame arqua un sourcil, sentant le cuir de ses gants. Elle les désigna.

- Puis-je?

Visiblement, il fallait les enlever…

La moue de l'Ashworth se déforma, trahissant une brèche chez le serpentard qui pourtant se contenta d'hocher doucement la tête. Il s'en occupa lui-même, retirant phalange après phalange avant d'extirper ses paumes malheureuses de ses gants. Une peau fragile et ravagée s'en extirpa. Si Maria ou Irma avaient déjà eu l'occasion d'observer des cicatrices laissées par des flammes, elles n'eurent pas besoin d'explication pour comprendre l'horreur dévoilée sous leurs yeux.

L'adolescent déposa ses objets d'apparats sur le côté, avant de rendre ses mains à la voyante. Cette dernière put de suite sentir la chaire craquelée et abîmée, conséquence de son traumatisme, mais aussi une graisse étrange qui ressemblait à une pommade que les herboristes aimaient confectionner.

Irma ne fit pas de commentaire, et prit ses mains, les yeux clos. Elle se mit alors à réciter et psalmodier dans un murmure inaudible des mots incompréhensibles. Etrangement, le centre du cercle où se disposaient les cartes sembla luire, en même temps que celles-ci, et l’une d’entre elle se retourna.

Spoiler:

Sans même ouvrir les yeux, la devineresse s’exclama, serrant un peu plus fort les mains de James.

- Le Malin en Ascendant… Curieux, c’est un Ascendant rare. Il peut être interprété de différentes manières, mais… oui, disons que, il renvoie à une idée de chaînes, et de liberté… Un désir de liberté est ce qui t’anime, mais pas que…

Les mains de l'Ashworth, d'habitude masquées, tremblotaient dans les paumes de la Clairvoyante. Il ne fit geste ni mot, mais la douleur ressentie lorsqu'elle enserra l'emprise fit transmise par sa respiration, soudain plus forte.

Mais James décida d'ignorer cette souffrance, trop emballé par ce rituel mystique dans lequel il venait de s'introduire. Il ne réfléchissait même plus à la véracité ou non des propos de son interlocutrice. Il souhaitait simplement savoir la suite avant de ce faire une idée.

James sentit une étrange chaleur lui parcourir les paumes, alors que deux nouvelles cartes s’illuminaient et se retournaient, à… l’envers?

Spoiler:

- Voici ton Être, ce qui te compose actuellement, ton cœur a parlé…

Elle prit une grande inspiration.

- Le Sphinx en envers… Tu crains ne pas avoir la force nécéssaire pour accomplir tes objectifs, pour te libérer de ce qui t’enchaîne… Il t’arrive d’être en proie à de forts doutes, surtout quand tu es au devant de tes faiblesses… Et le Cheval en envers, il me murmure… que tu manques de contrôle, de volonté… Non, que tu doutes de toi, que c’est peut-être ça, ta faiblesse… Et pour la camoufler, tu deviens agressif ; en attaquant en premier, tu évites d’être découvert…

Elle souffla.

- Maintenant, je vais te demander de penser à ton plus ardent désir, ton objectif, ce qui te motive, te guide. Penses-y fort.

Les paroles de l'illuminée résonnaient en lui et faisaient écho à de profonds mal-êtres qu'il peinait lui-même à décrire. Son regard voyagea rapidement jusqu'à Maria-Esperanza, comme s'il cherchait à savoir si elle était attentive à ce qui se disait, puis revint à la voyante. La flamme qui décorait d'habitude ses pupilles s'était éteinte. Il doutait, remis en question par les affirmations de la Dame, qui avait frappé l'adolescent dans ses plus profondes entrailles. Lui-même ne réalisait pas exactement les problèmes qu'elle venait de décrire, et pourtant, une certaine logique s'échappait de ses mots, de sa conclusion.

Un instant, il hésita même à arracher ses mains, s'énerver, exposer le fait qu'elle n'était qu'une escroc et que cet art ne valait rien. Un instant, l'Ashworth faillit lui donner raison. Les yeux écarquillés par une telle prouesse, le garçon se retrouvait comme paralysé dans l'instant. Il se devait d'aller au bout.

Ses yeux se fermèrent. L'objectif, la motivation, le désir le plus ardent... James l'avait toujours eu en tête. Ce n'était pas quelque chose de complexe à visualiser, à imaginer, puisque c'était le moteur de son quotidien. Mais ce dernier s'avérait trop ambitieux et personnel pour être partagé à voix haute.

Les pupilles de la dame semblaient danser derrière ses paupières fermées, mais seule Maria le verrait. Son étreinte des mains de James se fit plus forte, alors que deux nouvelles cartes se retournaient.

Spoiler:

- Je vois… Tu as un ardent désir de justice… Tu es opiniâtre et ferme dans ta résolution, tu veux… changer le monde… ce monde que tu trouves si injuste… Dans ton cœur brûle une ambition dévorante. De si grands desseins, pour un cœur si fragile… Nul doute que tu souffres… Que tu es perdu, égaré…

Elle se racla la gorge, de façon étonnamment gutturale.

- Pense à tes craintes désormais ; actuelles, pour l’avenir. Ce qui évoque en toi une horreur indicible et primaire, ce qui hante tes nuits, ce qui t’empêche même de respirer rien que d’y penser. Penses-y fort.

Ses dents grincèrent et son visage suivit, grimaçant sous la douleur de l'étreinte mais pas seulement. Une véritable peine venait d'envahir ses organes, compressant l’entièreté de son être qui luttait pour ne pas s'incliner. L'état dans lequel l'avait mis l'exercice n'avait rien d'apaisant. Cette demande, celle de se focaliser sur ses craintes actuelles ou futures, venait s'abattre en ravageant le reste sur son passage. Cette force qu'avait Irma à guider l'adolescent était d'une puissance mystique.

Le corps de l'écossais tremblait, souffrait, et même si ses traits semblaient vouloir rester de marbre, on pouvait sentir que le calme et la sérénité s'étaient envolés. Comme un feu qui consume la vie, la peur dévorait ses entrailles. Celle de perdre son socle, ses proches, l'abandon... Les flammes représentaient cette crainte sous une forme physique, palpable, chaude et animale. Cause comme conséquence, cette phobie s'entremêlait à la perte des siens, domptant le présent comme l'avenir, maintenant le lion - ou plutôt le serpent - en cage.

De légères veines commençaient à saillir du front et des paupières d’Irma, alors que deux nouvelles cartes se retournaient.

Spoiler:

- Ta crainte… un enfant, innocent, nouveau? Qu’est-ce… Oooh… Les Moires en envers, je saisis mieux… j’entends leurs murmures… Adam représente la faiblesse et la naïveté d’un enfant, et Les Moires ton impuissance face à la vie… En réalité, tu crains d’être resté l’enfant impuissant face à l’injustice du monde que tu as pu être par le passé, tu essaies de te convaincre du contraire en te donnant de grands airs et en étouffant tes pleurs dans la gloire et la grandiloquence… Mais au fond, tu as peur d’une chose plus que tout ; ne pas avoir le contrôle.

Elle lâcha subitement les mains de James, la lueur des cartes et du cercle qu’elles formaient s’éteignant en même temps. Elle ouvrit alors les yeux, injectés de sang, et regarda James d’un air presque compatissant, d’une manière étrange, ne disant rien pour l’instant.

Lorsque Irma lâcha ses mains, James les ramena d'instinct à lui tout en rouvrant les yeux. Ses billes de jais valdinguèrent plusieurs fois entre les cartes et la voyante, essayant de résumer ce qu'il venait de se passer dans cette cave des plus lugubres. Il souffla longuement, se caressant les mains avant de rapidement récupérer ses gants qu'il enfila sans tarder. Dans l'action, la femme et l'adolescente purent distinguer ô combien il tremblait.

« - Je... »

Les mots qu'avaient tamponné l'illuminée sur le crâne du garçon paraissaient si justes, précis. Comme si elle avait pu lire en lui mieux qu'il ne pouvait le faire. James n'avait pas le recul nécessaire sur sa propre psychologie pour approuver chacune de ses paroles, mais rien n'avait semblé incohérent ou à côté. Il était très compliqué d'accepter le fait d'avoir été déchiffré de la sorte, surtout lorsque l'on pouvait être aussi intime avec ses sentiments que l'écossais. Il se sentait vulnérable.

« - ... »

Ses lèvres s'étaient de nouveau entrouvertes, mais aucun mot n'avait su décrire ce qu'il souhaitait dire. Sa position était explicitement celle que venait de décrire Irma, et la gêne monstre dans laquelle il se trouvait prouvait qu'elle avait eu raison. De cette situation, il n'en avait absolument pas eu le contrôle. Dénudé de la sorte par la sorcière, seul le temps allait être capable de revigorer le petit être encore ébranlé par cette consultation.

Le prenant peut-être en pitié, ou par curiosité mesquine, la devineresse reprit, un air indéchiffrable au visage.

- Ton cœur brûle, tu le sais, mais tu essaies de t’en détourner car tu doutes d’avoir la force nécessaire de t’affronter toi-même. Mais tu le devras, si tu désires vraiment changer le monde… Et si toi seul n’y parvient pas, n’hésite pas à t’entourer… Les autres peuvent parfois nous faire voir les choses d’une manière singulière et déroutante. Tu tentes de sauver le monde, d’être fort, pour oublier quelque chose, mais tu te trompes dans l’ordre des choses, je sens en toi une grande faiblesse, un gouffre qui, quand il t’étreint, ne te laisse pas partir. Sauver le monde pour te sauver toi-même ne te mènera à rien.

Le regard du garçon se rabattit sur les cartes précédemment retournées par Irma, comme s’il cherchait des réponses aux questions que venaient de soulever la dame en lui. Sa dextre, encore tremblotante, vint gratter sa tempe pendant qu’il essayait de prendre du recul sur la psychanalyse orchestrée par son interlocutrice. Il était très compliqué, d’autant plus à l’adolescence, de se connaître et d’admettre ses failles. S’il savait effectivement son cœur brûlant, James connaissait aussi l’existence de ce gouffre que décrivait si bien l’illuminée. Sa phobie du feu n’en était que la façade, une première marche d’un escalier infranchissable, qui l’éloignait aujourd’hui de l’épanouissement nécessaire à son bonheur.

James n’était rien d’autre qu’un enfant à sauver.

« - Dites-moi que je saurai m’en débarrasser. De ça, cette… Peur. Dites-moi comment faire. »

Enfin, la volonté de l’Ashworth avait trouvé la force d’animer ses lèvres. Son scepticisme l’avait quitté depuis longtemps, et le serpentard voyait en la clairvoyante un espoir, celui d’éclairer son chemin encore trop trouble pour être emprunté.