Sur un vieux port

Ivy aperçoit Danior assis sur le rebord des vieux docks, son regard plongé dans les eaux troubles du lac. Elle s’approche en silence, ses pas étouffés par l’herbe humide et les planches usées des quais, ses yeux s’attardant sur lui un instant avant qu’elle ne rompe le calme.

- Bonsoir Danior !

Un sourire effleura  ses lèvres tandis qu’elle s’installa à côté de lui, ses pieds balançant légèrement au-dessus de l’eau.

- Je vois que je ne suis pas la seule à commencer à apprécier cet endroit. Il y a quelque chose de fascinant ici, tu ne trouves pas ?

Ivy s’était assise sans hésiter, sentant que l’ambiance tranquille du lac les accueillait tous les deux. Elle avait perçu chez Danior une présence suffisamment familière pour que ce geste ne nécessite pas d’invitation.

Les étendues lacustres reflétaient quelque chose de vivifiant, comme un appel muet au mystère que les quelques rares bruissements du remous clair caressant les pieds de bois du ponton chuchotaient dans une langue absconse à ceux qui étaient suffisamment curieux pour l’entendre. Danior était friand de ces moments rares de contemplation, qui tranchaient avec la pierre sinistre d’un château qui n’avait vu passer que trop d’âmes. Il ne put cacher sa surprise lorsqu’Ivy réduisit la distance les séparant de quelques pas élégants et feutrés, avant de se signaler d’une voix familière. Il l’accueillit en tournant la tête, un sourire équivalent aux lèvres.

« Bonsoir Ivy. »

Il la laissa prendre place sans un mot de plus, mais avec la délicatesse de s’écarter un peu du centre de ce siège improvisé afin de lui laisser suffisamment d’espace pour qu’elle l’y rejoigne confortablement.

« Je ne me lasse pas de le regarder. Nous allons bientôt nous disputer les meilleurs endroits du Lac, toi et moi », qu’il poursuivit, un brin taquin. Sa précédente discussion avec Ivy avait déjà brisé un peu la glace et lui permettait, à lui aussi, de prendre un peu plus ses aises.

« Pourquoi est-ce qu’il t’intéresse autant, à toi ? », se hasarda à demander son cadet dont le regard revenait sur les flots calmes, dont il semblait suivre la cadence.

Ivy suivit du regard les vagues qui venaient doucement frapper le bord du ponton. Elle repoussa une mèche de cheveux qui lui tombait sur le visage et haussa légèrement les épaules.

- Ce qui m’intrigue vraiment c’est les créatures, je viens ici presque tous les jours mais elles se montrent jamais. Depuis la salle commune aussi, j’attends longtemps devant les vitres pour voir un mouvement ou une forme mais jamais rien.

Elle tendit la main pour faire glisser ses doigts sur la surface de l’eau, créant de petites vagues qui se mêlèrent aux remous existants.

- C’est un peu comme si le Lac cachait un secret tu trouves pas ?

Elle tourna la tête vers Danior, ses prunelles bleues cherchant à croiser les siennes.

Il lui aurait été bien difficile de disserter avec précision sur ces choses étranges que le Lac pouvait abriter. Danior était loin d’être sachant en la matière. Pourtant, il aurait certainement pu parler des heures durant de ce sentiment qui l’habitait et que la londonienne semblait partager.

Quand on restait suffisamment longtemps à observer ces eaux au travers desquelles nulle lumière ne perçait, on pouvait y deviner des ombres absconses qui prenaient, à mesure d’observation, la cohérence de silhouettes terrifiantes dont il eut été impossible de dire avec certitude qu’elles n’étaient que vues de l’esprit.

Aussi, le tsigane comprenait tout à fait ce dont parlait Ivy. Il avait lui aussi pris cette habitude de profiter des heures impropres à la vie éveillée, auxquelles la plupart des mortels profitaient d’un précieux repos, afin de toiser les vitres des Cachots du Serpent qui ne lui renvoyaient jamais que l’impression fiévreuse que si quelque chose pouvait être observée, c’était peut-être lui. Bien malin celui qui aurait pu dire par quoi.

« Comme pour tout ce qui est secret et précieux », c’était la même chose pour lui, « Il faut peut-être savoir se montrer digne de les connaître. Je me demande parfois ce que ça ferait, si l’on essayait de refaire partir un bateau d’ici, et qu’on s’aventurait sur le lac. Peut-être qu’on verrait quelque chose alors. »

Et tandis qu’il finissait, presque sur le ton de l’interrogation, il tournait la tête et rendait son regard à Ivy.

Le vent souleva une mèche de ses cheveux, qu’elle repoussa distraitement derrière son oreille, son regard toujours perdu dans les profondeurs du lac. Elle avait cette impression persistante que les réponses qu’elle cherchait se trouvaient quelque part sous ces eaux sombres, mais qu’elles resteraient hors de portée, à moins d’oser s’y aventurer elle-même.

- Un bateau ? C’est pas une mauvaise idée, si tu en trouves un je viendrai avec toi .

Elle tourna la tête vers Danior, le dévisageant avec attention. Ivy savait qu’ils partageaient une connaissance du monde que peu d’autres à Poudlard pouvaient comprendre. Ce n’était pas quelque chose qu’elle exprimait ouvertement, mais elle devinait que Danior savait ce que cela faisait d’être à la frontière de deux mondes. Cette pensée la rendait plus douce avec lui, moins encline au sarcasme auquel elle se livrait avec les autres.

- Ça doit être bizarre pour toi, non ? Passer de la route, à une vie enfermée ici.

Les yeux bleus d’Ivy, presque transparents, fixaient Danior avec une intensité tranquille. Son regard semblait sonder, cherchant à capter quelque chose au-delà des mots, une lueur ou une réaction subtile. Il y avait dans cette curiosité une insistance silencieuse, comme si ses prunelles voulaient percer un mystère que lui seul pouvait dévoiler.

- Est-ce que ça te manque ? Tu arrives à t’adapter à la vie ici ?

S’il ne le vocalisait pas plus que son aînée, le tsigane partageait également cette impression qu’Ivy Gulls, la londonienne, savait comme lui ce qu’il en coûtait de n’avoir pas baigné dans les mêmes eaux que la société d’entre-ces-murs. Plus que la pierre grisâtre rongée par les âges et la sensation de claustrophobie qu’elle lui inspirait, c’était cette altérité radicale qui le conduisait à la marge et le menait à ces instants de contemplation, graves mais salvateurs, pendant lesquels il relâchait les efforts que sous-tendaient ces nouvelles sociabilités. S’il avait un bateau… Cette pensée le fit sourire, aussi décalée fut-elle.

« Ce sera un honneur de naviguer avec toi, dans ce cas », qu’il sourit avec sincérité, son regard se perdant un instant dans les remous discrets que faisaient les eaux contre la berge, pour s’y briser dans un craquèlement métronomique. Les lueurs du ciel d’Écosse y semblaient projeter des milliers d’étoiles opalines et éphémères, tranchant avec l’impression lugubre qui se dégageait autrement du Lac Noir. Il fallait parfois savoir regarder les choses suffisamment longtemps, si on voulait leur trouver une quelconque beauté.

« Bien sûr. J’y pense tous les jours », concéda le nomade dont les yeux revenaient chercher ceux d’Ivy, soutenant leur curiosité mais brillant d’une pudeur encore vivace.

« Je pense qu’il vaut mieux que je ne m’y habitue pas trop. Tu sais… J’ai surtout peur de ne plus être capable d’y retourner, après tout ça. »

Il y avait une certaine tristesse dans sa voix, que la méconnaissance des us du peuple tsigane empêchait de comprendre tout à fait. Être un didicoy, un gitan vivant parmi les gadjé, c’était déjà une compromission pour lui. Il l’espérait seulement insuffisante pour le changer à jamais.

« Et toi ? Le château de Poudlard, ce n’est pas tout à fait comme la vie londonienne… »

Ivy observait les reflets tremblotants du lac, ses bras croisés pour repousser le froid qui s’infiltrait malgré son écharpe. L’air mordant de l’hiver écossais laissait ses joues rosies, mais elle restait immobile, comme indifférente à la morsure du vent. En fixant les vagues noires qui ondulaient paresseusement sous le ciel étoilé, elle laissait volontairement s’installer un silence avant de répondre, préférant mesurer ses mots.

- Je pense à Londres des fois oui. Pas que ça me manque vraiment, mais ça me rappelle qui je suis.

Ces mots semblaient flotter dans l’air glacé, se dissipant aussi vite que le souffle de sa respiration visible dans le froid. Elle jeta un coup d’œil à Danior, cherchant peut-être à capter une réaction, une lueur dans son regard.

- Il y en a certains ici qui s’habituent tellement vite. Ça fait peur tu ne trouves pas ?

Elle haussa les sourcils, son sourire prenant une tournure amusée. Le silence s’étira à nouveau, et Ivy inspira profondément l’air glacial avant de reprendre, plus ironiquement cette fois.

- Tu imagines, nous aussi on pourrait finir par se transformer en parfaits petits sorciers. Je préfère encore sauter dans le Lac pour aller voir les créatures tout de suite.

La nuit était froide et claire, un ciel sans nuages permettant à la Lune lointaine de se couler en cascades opalines sur les eaux ondulantes comme autant de balafres lumineuses.

Les yeux verts du tsigane reflétaient ce spectacle, et la relative pénombre dans laquelle baignaient les deux Serpents — d’un ton plus à peine plus clair que celui du Lac — faisait passer ce regard de la malachite à cette sorte particulière d’agate, plus sombre elle aussi, mais étrangement plus profonde.

Si elle y cherchait une lueur, Ivy aurait pu deviner une empathie muette dans ces prunelles contemplatives fixées sur elle.

« Est-ce que tu crois aux promesses, Ivy ? »

Il avait lui aussi laissé flotter les questions de son aînée dans l’éther avant de briser ce silence, son ton et son air devenant subitement tout à fait sérieux.

Ivy resta un instant silencieuse, la question de Danior la prenant au dépourvu. Elle fronça légèrement les sourcils, tentant de lire quelque chose dans ses yeux, de comprendre pourquoi il lui parlait de promesses.

- Les promesses ? Ça dépend, si tu veux que je puisse y croire, il faut me montrer ce que tu es prêt à risquer. Les paroles seules ça n’a jamais suffit.

Elle repoussa une mèche de cheveux derrière son oreille, ses gestes plus lents qu’à l’accoutumée, les yeux toujours fixés sur lui, cherchant à deviner ce qui l’avait poussé à poser cette question.

- Mais… Pourquoi tu me demandes ça ?

Danior sourit, amusé, et c’était sans doute l’une des rares fois que la londonienne l’avait vu prendre cette sorte d’air avec elle. Leurs discussions ne se prêtaient généralement pas tellement à la farce, et il était évident que sa question avait quelque peu affecté son aînée. Mais Danior ne répondit pas, pas tout de suite. On eut dit qu’il se plaisait à constater comment ces quelques mots avaient pu l’intriguer. Les yeux clairs de la Gulls semblaient vouloir une réponse cependant, alors il ne tarda pas à la leur donner. Son regard repassa un moment sur les cascades opalines qui ondulaient sur le lac, avant d’en darder le reflet dans les yeux de sa camarade.

« Je veux que tu me fasses une promesse… Et je te ferai la même en retour. C’est un bon marché, non ? »

Il souriait à pleine dents, même si le coin droit de ses lèvres était le seul à franchement s’aiguiser. Une moue habituelle, quoique généralement moins marquée.

« Si je deviens le “parfait petit sorcier”, promet moi de me jeter toi même dans le Lac Noir un mois d’hiver. »

Il marqua une pause, étirant les bras vers l’arrière et laissant nonchalamment retomber son dos contre le bois du ponton, les yeux fixés sur les étoiles.

« Et bien sûr… J’en ferai autant. »

Ivy le fixa un moment, ses yeux bleus scrutant Danior avec une lueur amusée. Puis elle haussa les épaules, un sourire en coin effleurant ses lèvres.

- D’accord, on fera ça ! C’est promis.

Elle se redressa légèrement, ses mains s’appuyant sur le bois du ponton derrière elle, tandis que ses jambes continuaient de se balancer doucement au-dessus du vide.

- Comment est-ce que je saurais que tu es passé de leur côté ?

Le tsigane continuait à observer le ciel tandis que lui répondait la londonienne, comme si ses deux yeux y cherchaient les réponses à la question qu’elle venait de lui poser. En sous-texte et s’il n’avait pas cherché à détendre l’atmosphère par un trait d’humour — mais était-ce réellement une blague ? — c’était la question de la perte de soi et des manières de la reconnaître que lui posait Ivy. En réalité, bien malin sans doute qui l’aurait su.

« Alors… », il hésita un moment, lui aussi piqué. Ivy avait inversé les rôles et ce n’était sans doute que justice. Cette pensée l’amusa, et son sourire se fit plus large. « Alors, tu t’en rendrais compte parce que je ne viendrais plus ici. Je serais devenu aussi inintéressant qu’un cours de latin. Mais tu devras me traîner là pour que j’arrête de faire comme les autres qui oublient d’où ils viennent. Et si je résiste… »

Il ne finit pas sa phrase, et reporta son regard sur Ivy.

« Et pour toi ? Comment est-ce que je le saurais ? »

Ivy laissa échapper un léger rire moqueur, son souffle formant un nuage de buée dans l’air froid de la nuit. Elle croisa les bras sur sa poitrine, cherchant à se protéger de la brise hivernale qui semblait s’amuser à pénétrer jusqu’à ses os.

- Je pense que moi tu me trouveras dans la salle commune. Sûrement en train de me chamailler avec les autres filles de la maison ou de glousser au passage de James. Ou alors peut-être que comme elles tu me verras me battre dans le grand hall.

Son regard revint sur Danior, plus intense, une pointe de défi dans les yeux.

- Ce sera le signe que je suis tombée bien bas, là tu pourras me jeter dans le Lac.

Elle haussa légèrement les épaules, comme si l’idée même de se conformer à ces comportements était tellement absurde qu’elle n’y prêtait qu’une attention distraite.

Le tsigane fixait sa camarade et aînée tandis qu’elle jouait également ce jeu qu’il avait voulu lancer. Lui non plus ne s’imaginait pas devenir le parfait petit sorcier, une sorte d’étranger à lui-même sans identité qui oublierait jusqu’aux siens. Ils étaient là, dehors, avec les brutes qui s’en prenaient à tous les gens comme eux, tandis qu’il coulait cette petite vie tranquille entre les murs de Poudlard. Non, Danior se refusait à oublier ces choses.

« Compte sur moi pour tenir parole », qu’il répondit sur un ton amusé. S’il ne connaissait pas si bien la Gulls, il avait certes du mal à l’imaginer dans ces situations. Son regard toujours posé sur son interlocutrice, il ne manqua pas de remarquer que celle-ci semblait mal vivre la morsure du froid. Comme on le lui avait appris à faire, il retira alors son manteau pour le proposer à Ivy.

« Tiens. On devrait peut-être rentrer avant que tu nous tombes malade. »

Ivy sentit le regard de Danior posé sur elle, et lorsqu’il retira son manteau pour le lui tendre, elle marqua un bref instant d’hésitation. Le froid de l’hiver la mordait plus qu’elle ne voulait l’admettre, et le vent glacial faisait courir des frissons le long de ses bras malgré le ton désinvolte qu’elle s’efforçait de garder. Elle jeta un coup d’œil au manteau tendu, ses yeux clairs revenant ensuite vers ceux de Danior, cherchant à y lire une quelconque intention.

- Merci mais je suis plus résistante que j’en ai l’air, tu sais.

Pourtant, ses doigts effleurèrent le tissu du manteau, comme un geste réflexe. Elle finit par accepter le vêtement, le tirant autour de ses épaules tout en essayant de donner l’impression que cela importait peu.

- Promis, je ne raconterai à personne que tu sais te montrer aussi galant.

Elle se blottit un peu plus dans le manteau, resserrant le col contre son cou. Le vent soufflait toujours et elle sentait la morsure de l’hiver sur son visage.

- C’est toi qui risques de tomber malade maintenant. Si tu veux rentrer, on rentre. Mais je te préviens, je n’ai pas l’intention de te prêter mon nouveau manteau.

Le froid l’affectait un peu plus maintenant qu’il n’avait plus son manteau pour s’en prémunir, mais il était sans doute moins frileux que la plupart des citadins de ce château — la vie nomade impliquant d’affronter la rudesse de l’hiver et un confort que beaucoup jugeraient somme toute spartiate. Le tsigane sentait tout de même passer le vent glacial, qui lui faisait certainement plus de mal que ne l’indiquait son air égal.

« Loin de moi l’idée de te le reprendre… », sourit-il, se demandant si la Gulls avait fini par l’accepter par politesse ou bien si son apparente indifférence était un simple signe de fierté.

« Je ne doute pas que tu sois très forte, mais je préfère être précautionneux… Qui me tiendra compagnie pendant mes balades près du lac si tu tombais malade ? »

Le tsigane croisa les bras, silencieux pour un instant mais reprenant bien vite son propos qui dessinait des volutes de buée dans l’air glacé.

« Et qui me jetterait dans ce même lac  si je me perdais, dans ce cas ? »

Ivy resserra le manteau autour d’elle, sentant la chaleur se diffuser peu à peu dans ses membres engourdis. Même si elle ne l’aurait jamais avoué, le geste de Danior lui faisait plaisir, autant pour la chaleur qu’il apportait que pour l’attention qu’il lui portait. Néanmoins il ne fallait pas compter sur elle pour le montrer, alors elle répliqua avec son sarcasme habituel :

- Alors c’est officiel, tu ne peux plus te passer de moi pour tes petites balades ?

Elle haussa les épaules, s’efforçant de garder son attitude désinvolte et afficha un petit sourire taquin quand elle accepta finalement, à sa façon, l’invitation à se mettre au chaud.

- Tu as raison alors, rentrons. Je ne me pardonnerai pas de te priver de ma compagnie.

Le sarcasme de la Gulls était attendu, et le fit doucement souffler du nez. Il gardait son sourire en coin habituel, mais se questionnait tout de même sur le fond des pensées d’Ivy. Le jeune homme se redressa alors qu’elle proposait de rentrer à sa manière.

« Merci pour ta compréhension dans ce cas. Je suis heureux qu’on puisse se comprendre », qu’il répondit sans mention aux allusions faites. Il l’avait un peu cherché.

« Si Madame veut bien se donner la peine », fit-il en l’invitant à le suivre pour retrouver la chaleur des cachots.